Deux gardes restaient pourtant sur la place. Certainement une punition. Ils étaient chargés de garder les cadavres. Aux badauds qui s’approchaient pour enterrer les corps, ils répondaient : « Personne ne touche les corps, c’est le repas que notre commandant offre aux charognards. »
Le commandant prit ses quartiers dans la demeure de l’ancien Bourgmestre en compagnie de ses plus fidèles lieutenants. C’était une belle maison de pierres, aménagée de façon assez rustique, mais elle était accueillante et la cave bien pourvue. Il allait pouvoir fêter dignement sa victoire pensa t-il. « Plus dignement que la victoire en elle-même d’ailleurs… », se dit-il tout bas.
Il lui restait un goût amer de ces événements sur la place. Ce vieillard. La situation lui avait échappée un court instant. Devant tout le monde. Un vieillard sans armes, qui ne marchait qu’avec l’aide d’un vulgaire bâton, l’avait ridiculisé, lui le commandant en arme et armure, nommé par Virdouck en personne, devant la foule entière. Ce n’était pas acceptable. Une humiliation publique. Devant ses nouveaux sujets. Avant même la fin de son premier jour de pouvoir. « Demain, je tuerai tous les vieux. Pour complicité. » se dit-il, enrageant encore en repensant à la scène.
Une deuxième bouteille vide tomba sur le sol de la chambre. Si le vin avait eu pour mérite d’apaiser sa soif, il n’en était encore rien de sa colère. « Il m’a gâché mon plaisir cet abruti. Faudra penser à tuer sa famille. Et brûler sa maison. Et les voisins. A moins que je brûle sa famille et que je tue sa maison… Hahaha, ça pourrait être divertissant… ».
Sa colère commençait à retomber à mesure que les bouteilles se vidaient et roulaient sur le plancher de la chambre. Par la fenêtre, l’orage était devenu une vraie tempête et battait son plein.
Un homme entra dans la pièce.
« Que c’est-il passé ? Qu’as-tu vu ? Qu’a-t-il dit ? » demanda l’homme.
« Ha…. Garlin, mon fidèle ami… dis moi que tu n’es pas venu pour me laisser boire tout seul. Prends donc une bouteille et réjouissons nous de ce coup d’éclat. » répondit le commandant. L’alcool restaurait peu à peu l’assurance qu’il avait perdue sur la place du Bourg.
Garlin pris une bouteille, celle que le nouveau Gouverneur tenait, et la posa sur la table.
« Dis moi ce que tu as vu. Etait-ce un de ces monstres que nous avons déjà vu ? Un démon ? Une race inférieure ? »
« Je ne me souviens plus… passe moi donc cette bouteille, là bas, je crois que la réponse est au fond… » L’ivresse avait remplacé l’assurance.
« Faudra t-il donc que j’aille voir ce vieillard moi-même ? Je ne t’ai jamais vu tuer en public avec une telle rage. Dis moi ce qu’il s’est passé. »
Le commandant dessoula le temps d’un instant. Il regarda son ami, le regard perdu et inquiet.
« Garlin… c’était… affreux. Juste un vieillard, mais… il y avait quelque chose… d’autre. En lui. Je ne sais pas… mais j’ai eu peur. Très peur. Et la pluie… Je… »
Un soldat entra en trombe dans la chambre.
« Commandant, on a un problème dehors. Les gardes… ils… enfin, on a un problème. »
« Le commandant est fatigué, il se repose » répondit Garlin.
« Quel est donc ce problème, soldat ? Une rébellion ? Allons, parlez. » poursuivit il.
« Euh, il vaudrait mieux que vous veniez voir par vous-même lieutenant. Et prenez une arbalète aussi. » répondit le soldat.
Intrigué, Garlin alla regarder à la fenêtre de la chambre. L’orage s’était un peu calmé et il distinguait les gardes sur la place. Ils avaient dégainé leur épée et semblaient pourfendre l’air à grand coup.
« Allons bon, qu’est ce qu’il leur prend encore ? » dit Garlin.
« Je vais aller avoir, n’ennuyez pas le commandant pour si peu… » renchérit il.
Garlin sortit de la demeure avec 3 autres gardes et commença à se diriger vers la place. L’orage s’était tu et seule une pluie fine rendait le temps malsain.
Les deux gardes en poste s’étaient adossés et regardaient en l’air en faisant tournoyer leur épée. Garlin reconnut la manœuvre d’intimidation enseignée dans les écoles militaires calastiennes. Il regarda là où les gardes regardaient. Un cercle d’une dizaine… non, une vingtaine… peut être même plus… de corbeaux tournoyait au dessus des cadavres.
Garlin rigola.
« Hahaha. Des charognards. Déjà. Hé bien ils sont rapides ici ! Et vous avez peur de ça ? » se moqua t-il.
« Lieutenant, ils nous attaquent. Pas les cadavres, mais nous !!! » dit un des soldats, apeurés.
Garlin parut inquiet. La voix du soldat avait de très forts accents de vérité et d’inquiétude. Et elle était contagieuse apparemment.
Et le spectacle des quelques bêtes mortes à leurs pieds ne faisait que renforcer son inquiétude.
Un son strident déchira le voile noir de la nuit qui tombait.
« Croaaaaaaaaaaaaaaaaa…. »
« HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA… » répondit un des gardes. La panique commença à gagner les acteurs de cette macabre scène.
Un détachement d’une dizaine de corbeaux fondit en piqué sur les deux gardes. Ceux-ci se défendirent tant bien que mal. Une ou deux bêtes tomba sous les coups de lame des soldats.
Mais les attaques se faisaient de plus en plus précises sur les gardes. L’un des deux semblait avoir été durement touché.
« Mon œil !!!!!! Haaaaaaaaaa !!!!!! Mon œil !!!!!!!!!!! » cria l’un d’eux.
Garlin fut le premier à réagir.
« Abritez-vous ! Dans les maisons ! Tout le monde ! Appelez les archers ! Exécution ! »
Le cercle morbide qui tournoyait au dessus d’eux tel une épée de Virdouck, semblait de plus en plus dense.
Tout le monde était hypnotisé par cette danse de la mort qu’exécutaient ces « oiseaux ».
« Exécution j’ai dit ! » cria Garlin.
Les gardes commencèrent à courir en désordre en direction du premier toit venu.
Un autre détachement s’extirpa du cercle. Plus important. Plus impressionnant. Et le cercle ne semblait pas moins gros pour autant.
Un escadron d’une vingtaine de volatile partit droit devant et se dirigea vers Garlin. Les oiseaux passèrent au dessus de lui.
Garlin était pétrifié.
Que se passait il ? Quel était donc ce mauvais sort ? Où allaient donc ces corbea…
La réponse lui éclata à l’esprit comme la fenêtre de la chambre du commandant.
Il vit les oiseaux s’engouffrer dans la chambre. Il entendit des cris qui lui glacèrent le sang.
« Commandant… non… commandant… » dit-il tout bas. Il refusait d’y croire. Il refusait ce qu’il voyait.
« Commandant !!!!! » hurla t-il, sachant pertinemment qu’il était trop tard.
Il se mit à courir vers la maison du Bourgmestre.
Il s’arrêta quand les oiseaux ressortirent par la fenêtre et passèrent au dessus de lui.
De grosses gouttes de pluie tombèrent à ce moment là sur lui.
« Croaaaaa » firent les volatiles en le survolant.
Par réflexe, il s’inspecta. Ce n’était pas des gouttes de pluie. C’était des… morceaux de viande… avec du tissu… l’insigne du commandant…
Il tomba à genoux et vomit pendant que les corbeaux continuaient de croasser au dessus de la place.
« Ils rient… ils rient de nous… Ce sont des démons. Nous avons tué un démon. Et il nous a maudit. Nous sommes maudits ! »
Garlin était paniqué. Peut être autant que ceux qui avaient eu à subir une attaque de ces oiseaux. Il se releva tant bien que mal et se mit à courir. Il trébucha sur les pavés mouillés à plusieurs reprises. Il voulait fuir. Peu importe l’endroit. Mais fuir.
Les cris et l’alerte donnés avaient eu pour effet de rassembler les soldats. Et ceux-ci étaient partis soit vers la place du Bourg, soit vers la résidence de leur commandant.
Ceux qui arrivèrent sur la place se mirent à tirer sur les corbeaux, ce qui fut sans effet sinon de se faire attaquer, ou à écouter Garlin qui leur disait de fuir avec une telle conviction qu’ils ne pouvaient qu’obéir instantanément et avec le plus grand zèle.
Ceux qui arrivèrent à la demeure du Bourgmestre comprirent eux-mêmes la nécessité de rentrer au pays, non sans avoir laissé sur place le début du festin qu’ils avaient avalé.
Ce fût la retraite la plus désordonnée mais la plus efficace de toute l’histoire de l’armée Calastienne. Officiellement, cette région est sous contrôle calastien. Mais aucun percepteur ne s’y aventure pour percevoir l’impôt.
« Voilà comment s’est passé la nuit des corbeaux, les enfants. » dit le vieil homme, devant un parterre d’enfants subjugués par cette histoire.
« Moi j’ai pas peur des corbeaux ! » dit fébrilement un enfant.
« Il ne te feront rien à toi. Sauf si tu n’es pas sage et que tu ne travailles pas bien aux champs ! » dit le vieil homme.
« Moi je suis sage et je travaille bien aux champs… » se rassura tout bas l’enfant.
Une femme entra dans la pièce.
Elle semblait inquiète, malgré les festivités qui commençaient.
« Hum…Vénérable ancien, c’est sieur Terru qui m’envoie vous chercher. Sa femme a commencé à mettre bas. Et euh… il faudrait que vous veniez… il y a comme un problème… »
L’ancien se leva, sourit aux enfants et s’en alla voir ce que ce problème pouvait bien être.
Et en effet il y avait bien un problème. Malacordia était en train de naître.